Au cœur de la Chine médiévale, Ding On et Tête d’acier se disputent les faveurs de la fille de leur employeur, ancien guerrier dirigeant désormais une fabrique de sabres. Quand Ding On découvre ses origines, il jure de venger son père assassiné jadis par de redoutables brigands. Le début d’un chemin de croix pour le jeune homme, mais également pour son entourage.

Des chasseurs sans foi ni loi piègent un chien affamé et s’amusent de leur réussite. Une scène d’ouverture qui n’est pas sans rappeler celle d’Il était une fois la révolution de Sergio Leone et de La Horde sauvage de Sam Peckinpah. La première voyait le protagoniste uriner sur des fourmis, la seconde des enfants torturer puis exécuter un scorpion. Comme ses aînés occidentaux, Tsui Hark va aller crescendo dans la barbarie montrée à l’écran quitte à se résoudre à l’absurdité des situations. Tout comme eux, mais aussi à l’image d’Eastwood avec Impitoyable, il va déconstruire et remettre en question le genre phare qui fit sa gloire et reconnaître l’industrie locale à l’international.

Quand il entreprend l’aventure de The Blade, Tsui Hark fait déjà figure de monument au sein du paysage hongkongais. Héritier des Chang Cheh et autre Liu Chia Liang, aux côtés de John Woo et Ringo Lam, Tsui Hark, fort des succès de la saga Il était une fois en Chine ou de Zu, les guerriers de la montagne magique, officie comme un spécialiste du cinéma de genre chinois, films d’art martiaux, polars ou fantastiques, tout lui réussit… ou presque. Pourtant, ses trois derniers travaux ont laissé transparaître une pointe mélancolique, mélodramatique qu’on lui connaissait peu. Green Snake, Dans la nuit des temps et surtout sa version des amants papillons, The lovers ont montré une facette beaucoup moins convenue du réalisateur. Un aspect qu’il va définitivement effacer avec The Blade !

Un remake judicieux

À l’origine, The Blade est une relecture de la mythique trilogie du sabreur manchot signée Chang Cheh avec en point d’orgue un troisième volet qui marqua le wu xia pian dans les années soixante-dix, renommé en français La Rage du tigre. Sommet épique et héroïque, La Rage du tigre portait à elle seule les valeurs, mais également les qualités d’un genre. Quelques années plus tard, King Hu autre maître accouchait de Raining in the moutain, douée d’une esthétique quasi diaphane et dont le fond remettait en question drastiquement le film de sabre traditionnel.

The Blade lui n’est point doté de cette même esthétique. Tsui Hark lorgne plutôt sur l’ambiance électrique et délétère des westerns de Peckinpah ou de Corbucci, voire de l’atmosphère post-apocalyptique de Mad Max. Le long-métrage se veut universel, il n’est pas ancré dans un point spatio-temporel précis. Dans un contexte de fureur et de sang, l’âge héroïque est révolu. Le père de Ding On et son maître n’appartiennent pas à cet univers en déliquescence. Les notions de bien et de mal n’existent plus, la loi du plus fort prévaut comme dans les westerns leoniens.

Nul ne doute des exploits des chevaliers du passé (à contrario des fausses légendes évoquées par Eastwood dans Impitoyable). En revanche, ces derniers ne sont plus et leur combat pour une société plus juste n’a jamais semblé aussi futile aux yeux du monde. Quand le moine, héritier de ces valeurs, tente d’intervenir contre des brigands et finit lynché, l’événement se déroule dans l’indifférence générale. Le patron de la fabrique d’armes, dont le compagnon fut victime des mêmes atrocités, décide de rester neutre face à ces horreurs. Désormais, il ne se bat plus contre elles, pis encore il profite lucrativement de leurs forfaits.

Chroniques de la fin des temps

Dans cette atmosphère crépusculaire, il convient de s’intéresser à trois figures féminines qui traversent le film, telles des fantômes. Il y a d’abord la narratrice Siu Ling qui ne comprend pas son environnement, qu’elle nomme champ de l’emprise. Fausse ingénue, ce récit est l’occasion pour elle d’accomplir son initiation à la douleur qui frappe les siens. Il y a également la prostituée, superbe personnage, une des seules innocentes ici, preuve que l’homme est non seulement un loup pour l’homme mais surtout pour la femme.

Et il y a enfin la lame qui confère au long-métrage son titre, The Blade, sabre brisé censé apporter la paix bien qu’elle soit un instrument de mort. À y regarder de plus près, cette arme n’est autre que la véritable héroïne du film, à l’image de la Winchester 73 d’Anthony Mann. Le père de Ding On l’a utilisée pour sauver les siens, puis elle servit de talisman pour une communauté substituant les traditionnelles amulettes bouddhistes. Cette fonction religieuse est d’autant plus renforcée quand Ding On s’empare de la lame sacrée et la remplace par un crucifix.

L’association de ces deux objets amène à évoquer le parcours de leur possesseur. Comme l’épéiste manchot de Chang Cheh, il perd son bras ; mais ici la connotation virile se mêle à l’impuissance du protagoniste à assouvir sa destinée par la vengeance. Pourtant cette destinée va le retrouver quand il sera flagellé dans la même position que son père jadis. Son histoire ne tient en aucun cas du voyage initiatique d’un chevalier héroïque d’antan.

De victime à bourreau

Il s’agit plutôt d’un chemin de croix où lui-même devra user d’une violence identique, qui a provoqué la chute de son père, mais également d’une cruauté similaire déployée par ceux qu’il combat. Le meurtre de la prostituée en est la parfaite incarnation. Par ce biais, Tsui Hark démystifie les principes qui habitaient le wu xia pian auparavant. On vit par l’épée, on meurt par elle, mais ici les dommages collatéraux sont légion, la morale a disparu, ne reste plus qu’un univers en proie au chaos dépourvu d’un code d’honneur illusoire. La dernière chevalerie imaginée quelques années plus tôt par John Woo paraît déjà bien loin.

De fait, Siu Lung attend encore et toujours, du début à la fin, des événements qui ne se produiront pas ainsi que des êtres devenus ectoplasmes d’un rêve éveillé. Ce rêve éveillé, le spectateur l’a vécu à travers une histoire de la chevalerie vendue sans doute trop belle, trop pure en contradiction avec une société passée, présente et à venir bien loin du manichéisme montré.

Contrairement à ses modèles occidentaux, Tsui Hark ne connaîtra pas le succès avec The Blade, essuyant un énorme revers au box-office local. Par la suite, il se consacrera de nouveau à des héros plus en accord avec le wu xia pian traditionnel, que ce soit dans Seven Swords ou Detective Dee. La conclusion de The Blade anticipait non sans mal la résurrection de chevaliers d’autrefois. Son échec commercial annonçait aussi un retour aux sources pour le cinéaste. Pourtant, The Blade est devenu avec le temps le film le plus fascinant de son auteur avec The Lovers. Sans doute également le wu xia pian le plus important de l’histoire avec La Rage du tigre et Raining in the moutain.

Film chinois de Tsui Hark avec Chui Man Cheuk, Xin Xin Xiong, Moses Chan. 1996. Durée 1h42

François Verstraete

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