Rescapé de l’Holocauste, Lazlo débarque aux États-Unis afin de commencer une nouvelle vie. Hélas pour ce talentueux architecte, son exode ne se déroulera pas aussi bien que prévu.
Chef-d’œuvre, monumental, bijou. Voici les mots trop souvent employés à une époque où le septième art a amorcé depuis longtemps un lent déclin qualitativement et que même les travaux indépendants se standardisent de plus en plus, entre pâles copies de Scorsese et de Tarantino, body horror ou relectures passéistes très mal digérées. De fait, les superlatifs laudateurs qualifient des films juste corrects puisque la tendance à l’hyperbole attire le chaland et améliore le référencement internet.
En se pliant à cet exercice racoleur, on (et je m’inclus dans ce processus) galvaude le sens de termes qui renvoyaient autrefois à des figures illustres de John Ford à Friedrich Murnau, de Yasujiro Ozu à Jean Renoir. Et la période des récompenses annuelles privilégie cette démarche putassière, pour mieux valoriser les favoris tels que The Brutalist aujourd’hui. Auréolé de critiques élogieuses, le nommé aux Oscars est considéré comme « Le Parrain » contemporain tandis que son réalisateur Brady Corbet a été intronisé nouveau génie outre-Atlantique.
La sortie du film dans nos contrées permet d’une certaine manière de remettre en contexte son importance (ou non) et de s’attarder un poil sur le statut de son créateur. Ancien comédien pour des productions indépendantes (Thirteen, Mysterious Skin, Funny Games U.s), Brady Corbet est passé depuis quelques années derrière la caméra avec des essais plus ou moins remarqués tels que Vox Lux (avec Natalie Portman) et L’Enfance d’un Chef).
Sa force réside dans sa faculté à tirer le meilleur de budgets très modestes sans rogner sur son ambition démesurée. Un atout dans une période de folie des grandeurs, de salaires faramineux qui nuisient à l’industrie (cela vaut autant pour les blockbusters que pour les travaux de cinéma d’auteur, quand on voit les sommes gargantuesques englouties pour le développement de Killers of The Flowers Moon, Babylon, Megalopolis ou Napoléon).
Ainsi, The Brutalist n’aura coûté que dix millions de dollars, prouvant qu’une vision ne nécessite pas de risquer ses économies. Et on aurait pu croire que le tournage aurait exigé davantage, au vu des aspirations de Brady Corbet. The Brutalist est né d’un curieux mariage de style, entre fresque classique (Il était une fois en Amérique, Le Parrain, La Porte du paradis) et faux biopic (Zelig, Accords et désaccords, La Passion de Dodin Bouffant). De ces genres qui s’entrelacent résulte un objet furieux, dévoré par son sujet qui aimerait s’ériger en référence ultime… mais de là à y parvenir, c’est une autre histoire.
Un autre rêve américain
L’ouverture incarne à merveille l’égo de Brady Corbet et sa volonté de hisser au rang des monstres qu’il tente d’imiter. Le plan-séquence fiévreux en guise d’exposition aguiche les sens, désoriente le spectateur comme il le fait avec le protagoniste, le plongeant dans le chaos jusqu’à la destination tant souhaitée. Quelques minutes d’une incroyable intensité, denses, sans doute les plus réussies du long-métrage, qui renvoient à l’introduction dantesque, sans un mot, de There will be blood de Paul Thomas Anderson.
La scène achevée, on saisit dès lors les objectifs du réalisateur, son désir de décrire une destinée brisée, un autre revers pour le rêve américain ou comment les espoirs d’émancipation d’un émigré vont se heurter à un mur de haine et d’indifférence. Une énième variation peu originale ? Pas vraiment, puisqu’ici Lazlo, rescapé de l’Holocauste s’est également extirpé des griffes du joug soviétique. Il s’échappe des affres du nazisme et du communisme pour se jeter dans la gueule du loup capitaliste. Une trajectoire qui rappelle celle vécue par le cinéaste Milos Forman.
Ce dernier racontait durant un entretien avoir survécu au nazisme, puis au communisme pour terminer aux États-Unis, pour le meilleur et pour le pire, bien que son analyse soit plus nuancée que celle de Brady Corbet. Fort heureusement, le metteur en scène est plus inspiré en choisissant Philadelphie et ses environs comme théâtre de l’action. Cette ville connut une croissance fulgurante après la Seconde Guerre mondiale et possède une histoire fascinante, puisque les Pères Fondateurs déclarèrent l’indépendance nationale en son sein.
Or, Corbet décrit très bien la posture ambivalente d’une population tiraillée entre l’entrée dans la modernité et des traditions séculaires fortes qui penchent souvent vers la bigoterie et le sectarisme. Un point sur lequel s’attardait Jonathan Demme dans son Philadelphia, qui voyait les uns et les autres se déchirer à l’occasion du combat d’un homosexuel atteint du Sida contre sa firme qui l’avait injustement licencié.
De pianiste à architecte
Et c’est dans cette enclave en pleine expansion, dont les habitants sont encore ancrés dans le passé et réfractaires à ce qui leur est étranger que Lazlo va devoir s’adapter à son nouveau quotidien, tandis que les rares connaissances qui l’accueillent se sont déjà soumises aux obligations sociétales de cette vie made in USA. Toutefois, Lazlo n’avait rien d’un citoyen ordinaire lorsqu’il résidait à Budapest, lui l’artiste surdoué dont les édifices ont survécu en dépit du conflit. Son talent pourrait lui permettre de s’intégrer et de le sauver de l’antisémitisme ambiant.
Coïncidence ou non, Adrian Brody a auparavant incarné un personnage dans la lignée de Lazlo, à savoir Wladyslaw dans Le Pianiste de Roman Polanski, avec qui il partage la lourde expérience des horreurs nazies. Tout comme lui, il suscite l’admiration et attise la jalousie, tant il se démarque du commun des mortels. The Brutalist, bien que ne se conformant pas aux faits, traite en effet de la naissance du mouvement architectural, le brutalisme alors que Brady Corbet en attribue la quasi-paternité à Lazlo.
De fil en aiguille, le réalisateur évoque assez subtilement le rapport de cet homme avec son art (d’ailleurs son approche la plus pertinente). Conscient de la trace qu’il laissera, Lazlo s’active avec acharnement quitte à délaisser celles et ceux qui l’aiment, oubliant toute notion de communication. Aveuglé par son obsession, il use de la même brutalité que les monstres qui l’entourent. Or, ce génie qui l’habite ne va pas tarder à l’envoyer tout droit dans un purgatoire perpétuel.
Voyage au bout de l’enfer
Comme beaucoup avant lui, Lazlo n’a pas uniquement souffert de l’oppression nazie, il subit désormais le joug capitaliste et la violence issue de ceux censés lui apporter un peu de paix. Brady Corbet s’ingénie à décrire sa relation toxique avec Van Buren avec soin. L’admiration du magnat se mélange avec la haine, l’envie, car Lazlo détient quelque chose que tout son argent ne peut acheter.
Quant à Lazlo, il perd peu à peu ses repères au contact de cet homme et va user de méthodes identiques, de la même férocité, de la même iniquité. Étouffé, l’architecte perd pied tandis que ses infimes espoirs de trouver la paix se délitent inexorablement. Adrian Brody et Guy Pearce excellent chacun dans leurs rôles lors de moments dérangeants, perturbants jusqu’à l’excès. Corbet filme au plus près des corps et des visages pour mieux accentuer la douleur, notamment quand Lazlo imagine s’extirper de l’enfer par une dépendance bien plus terrible.
Seule remède à ces tourments, l’amour d’une femme et la tendresse envers sa nièce au mutisme inexpliqué de manière frontale (l’une des postures les plus fines du film). Qui qu’il en soit, il n’est point question de révolte face aux agressions et à l’humiliation, mais de transmettre par l’art le devoir de mémoire et de renouer avec l’essentiel au terme d’un chemin de croix, qui ne s’achèvera qu’avec un ultime sacrifice. Une noble velléité qui rejoint celle plus péremptoire d’un Brady Corbet, animé par une soif inextinguible de gloire mais pas encore assez mûr ou surtout habile pour l’embrasser.
Métaphore pataude
Non dépourvu de talent, Brady Corbet pêche néanmoins, dévoré par l’hubris, sa forme très sophistiquée lui échappant à de multiples reprises. Il ne saisit jamais que la percussion ou l’ostentation ne peuvent se soustraire d’une image raffinée, vidée d’une quelconque essence vulgaire. Pour preuve, la fameuse introduction montrant un plan d’une Statue de Liberté à l’envers renvoie à des métaphores grossières, indignes de sa démonstration. En outre, son recours malheureux au pléonasme souligne et surligne un tableau, surchargé par les répétitions inutiles, qui si elles ne nuisent pas au rythme, desservent la cohésion et la fluidité.
Ainsi, la scène de la réception et son dispositif sonore, censés dicter la temporalité, digèrent mal la leçon d’Ozu en la matière ; Brady Corbet surjoue sur le principe en essayant de l’approprier sans en appréhender les règles ou les fondamentaux. Et quand vient la conclusion, il détruit en quelque sorte toute idée de suggestion, toute retenue pour se noyer dans une illustration crasse contraire à toute rhétorique stylistique. Cette erreur de taille ne ruine pas son entreprise, mais en atténue considérablement la portée.
Et l’évidence se dévoile hélas, au détriment du réalisateur. Comme les matériaux employés par son protagoniste pour construire, l’art de Brady Corbet s’amalgame avec ces pierres à polir. Quant à son long-métrage, il s’affiche dans un état aussi brut que le courant qui lui confère son titre, mais sans les menus détails de la finition. Fascinant et frustrant sur bien des points.
Film américain de Brady Corbet avec Adrian Brody, Guy Pearce, Felicity Jones. Durée 3h35. Sortie le 12 février 2025
François Verstraete
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