Frankie souffre d’un mal incurable dégénératif qui l’empêche de se repérer dans le temps. De fait, elle peine à s’insérer socialement et à conserver un emploi. Elle espère néanmoins pouvoir offrir à sa fille un avenir meilleur, quitte à accepter un travail curieux de la part d’une femme mystérieuse…
S’il existe une tendance exaspérante qui pollue le cinéma contemporain, c’est bel et bien celle du fan service. Elle touche hélas, aussi bien la culture populaire, les superproductions que les films d’auteur. Ces derniers sont désormais affectés par le syndrome du cinéphile, celui cher à Martin Scorsese et surtout Quentin Tarantino : ou comment citer de multiples références jusqu’à la nausée afin de dissimuler la vacuité de sa mise en scène. Parmi les exemples récents des longs-métrages ayant cédé à ces artifices, on retrouve bien entendu The Substance.
Et il est aujourd’hui rejoint par le premier essai de Ryan J. Sloan, The Gazer, qui revendique ouvertement ses influences, pour mieux focaliser l’attention. Nanti d’un budget modeste, The Gazer a connu moult soucis de financement, tant les productions ont rejeté le projet de son réalisateur. Si on regrette souvent la frilosité d’une industrie à bout de souffle, on ne manquera pas de souligner certains efforts vains, à l’image de ceux déployés ici… car en dépit d’un dispositif ingénieux sur le papier, le film perd de sa singularité au profit d’une leçon récitée sans âme ni originalité.
Mécanisme efficace ?
L’aspect le plus probant (à défaut d’être fascinant) de The Gazer, réside dans la capacité du cinéaste à traiter du handicap de son héroïne, dont la mémoire et la concentration flanchent à la moindre explosion sensorielle, sonore ou lumineuse. Par conséquent, point de smartphone pour elle ni de téléviseur ou de quelconque objet technologique. Ce conditionnement obligatoire la plonge dans une autre époque, comme si elle vivait cinquante ans en arrière. Un sentiment renforcé par le grain de la pellicule, associé avec une direction artistique tout droit sortie des seventies.
Et pour surmonter sa maladie, Frankie s’astreint à écouter en boucle son baladeur, des cassettes qui enregistrent toutes les indications nécessaires à son quotidien… et à sa survie. De fait, les journées se répètent, inlassablement tandis que le compte à rebours tourne et que sa santé empire. Un état aggravé par sa propre situation financière puisqu’elle appartient à cette classe moyenne américaine pas suffisamment pauvre pour errer sans domicile, mais qui peine à subsister dans un environnement marqué la déliquescence des services sociaux. Or, cette description sibylline plutôt fine se pose comme la grande force du long-métrage et permet, implicitement d’ancrer l’intrigue à venir.
Vertige hitchcockien
Piégée en quelque sorte par le système, Frankie s’agrippe au moindre espoir, à la plus petite bouffée d’oxygène pour ne pas sombrer… et devient une proie facile. Des griffes machiavéliques se referment sur elle, dès sa rencontre avec une femme qui lui sera fatale. The Gazer endosse certaines facettes du film noir pour mieux s’en affranchir, à l’instar de Sueurs Froides, source d’inspiration majeure pour Ryan J. Sloan avec le Memento de Christopher Nolan. Perdue dans un dédale sans fin, la protagoniste erre, effectue des allers et retours à la recherche de la vérité et d’une échappatoire pour celle qui compte le plus à ses yeux.
Cette obsession est d’ailleurs l’unique frontière qui délimite le long-métrage des différentes influences qui le traversent. Par exemple, l’ombre d’Hitchcock plane tellement sur l’ensemble que l’on est vite gêné par le pseudo hommage rendu, pâle imitation de l’original. Ainsi, tel De Palma dans Body Double, le réalisateur revisite sans vergogne la scène du meurtre de Fenêtre sur cour, avec une optique identique et ne se distingue de son modèle qu’en employant la contre-plongée.
À la croisée des chemins
Ce détail important permet d’entrevoir toutes les failles d’un édifice. L’absence d’homogénéité transpire par tous les pores de cette entreprise et l’accumulation de clins d’œil tournerait presque au ridicule, tant Ryan J. Sloan mélange des regards absolument incompatibles. En sus d’Hitchcock ou de Christopher Nolan, il renvoie aussi à David Lynch ou David Cronenberg, s’appuyant sur leur vision perturbante afin de redéfinir la réalité. Certes, quelques séquences font mouche et on retient volontiers celle où Frankie et son époux s’adonnent à un jeu mimétique.
Néanmoins, elles se détachent bien trop du ton naturaliste appliqué le reste du temps, si bien que l’on est tiraillé entre violence concrète et terreur cauchemardesque. Cette cohésion de façade induit le plus gros problème, celui de la perte d’identité au profit d’un cours de cinéphilie recraché à toutes les sauces, sans jonction logique. Un écueil flagrant qui plombe toutes les bonnes intentions de l’auteur, qui s’égare dès qu’il épluche son répertoire de passionné du septième art.
Voilà pourquoi The Gazer échoue au bout du compte, puisqu’il abandonne ses idées intéressantes en cours de route pour mieux appâter le chaland avec son processus racoleur. Dommage, tant Ariella Mastroianni se démène habilement, en délivrant une performance nuancée et subtile… contrairement à la mise en scène du réalisateur.
Film américain de Ryan J. Sloan avec Ariella Mastroianni, Renee Gagner, Jack Alberts. Durée 1h54. Sortie le 23 avril 2025
François Verstraete
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