Nora et Agnes retrouvent leur père après plusieurs années de séparation. Ce dernier, réalisateur réputé, désire engager Nora pour son nouveau projet, très personnel. Elle refuse. Il décide donc de la remplacer par une jeune actrice américaine en vogue.

Un homme revient dans sa maison après une longue absence. L’effervescence règne en raison des obsèques de son ancienne épouse. Il se faufile discrètement, tel un étranger, observe les menus changements et constate que beaucoup d’éléments sont restés intacts. Le spectateur perçoit un caractère immuable en suivant les pas de Stellan Skarsgärd, qui se meut dans la foule et dans les lieux comme s’il n’était jamais parti. Quelques instants bercés par l’inconfort d’une situation, prête à dégénérer pour des motifs connus des seuls protagonistes. Et le réalisateur annonce d’emblée ses velléités profondes, avec une authentique maîtrise.

Plébiscité pour Julie (en 12 chapitres) il y a trois ans sur la Croisette (sa commédienne, Renate Reinsve avait remporté le Prix D’interprétation), Joachim Trier a été cette fois récompensé au Festival de Cannes par le prestigieux Grand Prix pour Valeur sentimentale. Le metteur en scène a de nouveau collaboré avec Renate Reinsve pour ce long-métrage dramatique aux thématiques et références foisonnantes, qui cherche aussi bien à honorer quelques noms illustres du septième art, qu’à affirmer une identité au milieu d’une industrie cinématographique nordique très ambitieuse, mais pas toujours très inspiré. On comprend que Joachim Trier souhaite pérenniser son statut d’auteur, quitte à s’égarer en cours de route. Et Valeur Sentimentale reflète ces incertitudes mais également les promesses entrevues lors de ses films précédents.

Retrouvailles inattendues

Dans la maison

Le cinéaste se risque à associer intimement son cadre spatial à un récit familial s’étalant sur près de quatre-vingts ans, entre faits relatés et compte-rendu d’un quotidien contemporain. Or, son entreprise audacieuse s’avère à priori inutile puisque les conversations qui s’enchainent avec frénésie dénaturent complètement la teneur de l’environnement. On croirait de fait, que la volonté de Joachim Trier, s’est heurtée de plein fouet avec une réalité formelle répondant davantage aux exigences oratoires.

Pourtant, on remarque que Joachim Trier s’affranchit de cet écueil de façade puisque le lien qui unit les personnages à l’endroit où ils se trouvent repose bien plus sur la charge émotionnelle et historique entretenue qu’avec le décor lui-même. De la demeure familiale aux planches d’un théâtre, on ne retient que les rapports affectifs ainsi que les événements passés, présents ou futurs qu’y s’y déroulent. Gloire éphémère, réunions, rafles de la Gestapo, rires et larmes, rien n’échappe à ces lieux communs, mais extraordinaires pour ceux qui résident dans leurs murs.

Tendresse sororale

Et pour pénétrer en leur sein, le cinéaste scrute à travers une fenêtre, ou épie les rendez-vous par un subtil jeu d’échos. Cette approche efficace, toute en finesse, renvoie aux grandes heures de John Ford et de cette propension à s’immiscer dans l’intimité d’un foyer par un regard à la première personne, le public devenant par conséquent un témoin ou ici un voyeur. Une manière d’entrer en phase d’expiation et de reconsidérer le pardon ou ses erreurs d’autrefois.

Catharisis

C’est en effet lorsqu’il se concentre sur son principe libérateur que Joachim Trier extrait toute la quintessence lyrique de son dispositif. Si l’approche s’avère très grossière à la base, à l’image de la séquence d’ouverture montrant Nora en pleine crise phobique quelques minutes avant une représentation, elle ne démérite jamais dans l’intention, d’une sincérité confondante. D’ailleurs, l’importance du théâtre, de la notion artistique ou encore de la mère défunte, psychologue de métier, s’accorde parfaitement avec la catharsis, dans toute sa définition originelle.

Un selfie pour la légende

Le réalisateur ne cède jamais néanmoins à la tentation d’une simple mise en abyme du monde du spectacle, comme l’ont fait Renoir, Mankiewicz, Truffaut voire Almodovar. Certes subsistent quelques citations, assez discrètes. Ici, l’exercice de style se prête plutôt à une séance de thérapie générale, que tous aimeraient éviter. Ni Niro ni son père ne s’en cachent, le personnage incarné par Stellan Skarsgärd clame haut et fort qu’il n’apprécie pas d’assister à une pièce (assimilée dans l’antiquité à la catharsis)…

Il préfère tourner des films et écrire des scénarios afin d’obtenir une réconciliation impossible sur le papier. L’attitude est amusante, puisqu’elle rappelle celle d’Ingmar Bergman qui déclarait que réaliser relevait de la consultation psychanalytique, même si le processus s’avérait plus onéreux. Et on devine l’ombre de Bergman justement dans Valeur sentimentale, sur le fond et sur le langage. Le clin d’œil veut d’autant plus claire quand on apprend que Gustav est en partie suédois… tout comme Bergman.

Renate Reinsve, impeccable

Scènes de la vie familiale

À l’instar de son modèle, Joachim Trier essore ses protagonistes, éprouvés par la peur, le remords ou la souffrance passionnelle. Bien entendu, la retenue souvent de mise se substitue à l’exagération lacrymale, et l’ensemble perd ainsi de sa force de conviction. Ce n’est que dans la suggestion, dans les confessions inaudibles, que le long-métrage prend son envol et non dans ces quelques artifices visuels pétaradants, voire agaçants, comme cet assemblage photographique fusionnant les visages de Gustav, Nora et Agnes.

Voilà pourquoi le mimétisme adopté opère merveilleusement bien. Reproduction des tranches de vie familiale, complicité sororale, détresse, colère et violence s’entrelacent, composant une partition à la hauteur des attentes. Le cinéaste touche au but avec cet amalgame ingénieux, à l’intérieur duquel chacun remplace l’autre avec aisance, héritant d’un rôle qui lui était destiné. Et deux jeunes femmes, actrices talentueuses, lisent un texte pour s’approprier un script, écrit uniquement pour l’une d’elles.

Découverte

Tout ce qui les sépare et les rassemble se conjugue à un dessein rédempteur. Tel son homologue dans son long-métrage, Joachim Trier envisage l’avenir sous un point de vue différent. Si faire table rase d’expériences douloureuses induit un changement de trajectoire même anecdotique, alors il faut prendre ce virage, synonyme d’une modification d’une ligne d’un scénario ou d’un angle de caméra.

Mettre de l’eau dans son vin ou dans son champagne, telle est la clé d’un bonheur durable que désire nous transmettre Valeur sentimentale. Et si l’on écarte ses excès et ses quelques fautes de goût, on retiendra volontiers un film rafraîchissant et apaisant.

Film norvégien de Joachim Trier avec Renate Reinsve, Stellan Skarsgärd, Elle Fanning. Durée 2h13. Sortie le 20 août 2025.

L’avis de Mathis Bailleul : C’est bien plus sur des rails que l’était l’électron libre Julie en 12 chapitres mais c’est en revanche tout aussi sensible et plus aimable. On regrettera seulement à Valeur sentimentale de s’arrêter avant d’extérioriser… même si c’est pour se préserver des Kemp cons et lents.

François Verstraete

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