Le soir des noces de son beau-frère, les certitudes de NJ, un quadragénaire informaticien, vacillent ; sa belle-mère sombre dans le coma et son amour de jeunesse refait surface. Dès lors, son quotidien est bouleversé…
Un mariage, un enterrement. Le film s’ouvre et se referme sur deux cérémonies célébrant respectivement l’univers des vivants et celui des morts, insufflant une connotation élégiaque à un ensemble d’une richesse foisonnante. Entre ces deux événements emplis d’une pesanteur indéniable, Edward Yang aura redéfini les fondements de la famille typique taïwanaise avec une maestria incontestable, proposant au passage un dispositif choral d’une rare élégance. Et ériger le septième art local sur le toit d’un monde, le cinéaste sera récompensé au Festival de Cannes pour son travail exceptionnel.

Pour l’anecdote, John Huston fut l’un des seuls réalisateurs de l’Histoire à tirer sa révérence et à décéder, juste après avoir accouché de son meilleur film, à savoir dans son cas, l’adaptation du roman de James Joyce, Les Gens de Dublin. Une forme de consécration quasi posthume, un état de grâce avant de se retirer définitivement, avant la tragédie. Or, Edward Yang connut lui aussi une trajectoire identique, puisqu’il mourut en pleine préparation de son nouveau projet. De fait, Yi Yi se pose comme son ultime long-métrage et pas n’importe lequel.
Pour celui qui marqua de son empreinte le septième art local, aux côtés de Tsai Ming-liang et de Hou Hsiao-hsien, Yi Yi constitua une opportunité de proposer un condensé de toutes ses thématiques, somme réussie, de celles auxquelles on aspire, et qui deviendra par conséquent son testament. Et à travers le portrait de ce foyer, le réalisateur va se pencher une dernière fois sur l’évolution de son pays, à l’aube d’une ère nouvelle.

De bon augure ?
A-Di en est persuadé, la fortune l’attend désormais selon les prédictions et les échecs essuyés jusqu’à présent vont laisser place à la prospérité. Pour l’heureux époux du jour, tout lui sourit… puis survient cet accident fatidique qui le ramène sur terre. Edward Yang articule son récit autour de destins entrelacés, ceux des membres d’une famille ordinaire, dont fait partie A-Di, sa mère souffrante, sa sœur, le pivot NJ, son beau-frère et ses deux enfants Ting-Ting et Yang-Yang. Des individus qu’on ne saurait distinguer parmi la population d’une ville tentaculaire.
Pourtant, Edward Yang brosse leur portrait avec soin, leurs failles, leurs forces, leurs doutes et leurs convictions. Résilience de NJ, empathie de Ting-Ting, ingénuité de Yang Yang ou spiritualité de Min Min. Tous s’intègrent dans une société dont les principes et les traditions ont été bouleversés par un système libéral implacable, qui se substitue à toute vertu élémentaire. Le sens des affaires prime sur l’honneur, on achète son salut comme au temps de l’Occident médiéval ou on offre son corps pour se venger.

Edward Yang constate tandis que ses personnages endurent le pire, concède parfois l’inacceptable pour mieux se relever ensuite. Chacune de leurs trajectoires se croise avec harmonie et s’inscrit dans une mécanique fluide, habitée par une poésie, héritée non pas d’Antonioni (le cinéaste fétiche d’Edward Yang), mais plutôt des Japonais Yasujiro Ozu et Mikio Naruse. Tout comme chez ce dernier, les couples déambulent en parlant d’amour. Dans Yi Yi, seul importe le point de bascule, celui qui permet de pénétrer dans un nouveau champ des possibles.
Le changement c’est maintenant
Les protagonistes aspirent au changement ; NJ envisage ce qui aurait pu être, Ting Ting conçoit l’amour par procuration, A-Di chancelle et hésite, Min Min subit et est animé par la foi tandis que Yang Yang agit et expérimente. Edward yang interroge son petit monde avec toute la finesse de sa mise en scène, en les confrontant à des décisions délicates à même de modifier leur existence ainsi que celle de leur entourage. Le réalisateur répond aux exigences de la théorie du chaos, le battement d’ailes du papillon provoque une série de tremblements de terre et plus rien ne sera jamais comme avant.

Par conséquent, Edward Yang malmène les uns et les autres, à des moments clés ; la crise de la quarantaine, la paternité, les émois de l’adolescence ou l’entrée dans l’âge de raison. Et au milieu de ces étapes charnières se profile une perte probable, insurmontable, celle d’une sage, dont la bienveillance réputée amène une femme à s’agenouiller et à demander pardon pour ne pas avoir réussi à sauvegarder sa relation amoureuse. Quoi qu’il en soit, tous essaient tandis que le réalisateur tente comme eux, d’inventer et de se réinventer.
Sans se complaire dans le paternalisme, Edward Yang veille sur ses personnages, compatit avec eux et on apprécie cette absence de froideur presque machiavélique qui animait jadis A Brighter Summer Day. Si une pointe de cynisme vient sourdre et que tout semble alors perdu, le cinéaste instille l’espoir et relève la tête. À l’instar de son pays et des réfugiés, rescapés du totalitarisme chinois, tout est à construire et à reconstruire, à commencer par une capitale prête à entrer de plain-pied dans un nouveau millénaire.

Les reflets de la ville
Et les qualités formelles du cinéaste affleurent à travers la profondeur de champ d’une caméra qui retranscrit une mise en abime absolument dantesque ou comment, par effet miroir, les environnements extérieurs s’incrustent dans les infimes espaces d’une fenêtre, reflétant par la même occasion, l’âme des hommes et des femmes, ainsi que celle de leur cité. Il faut saluer le travail impeccable du chef opérateur et le superbe rendu de la photographie.
Edward Yang capte ainsi l’essence de Taïwan, de sa mégalopole Taipei, symbole d’un gigantisme continental et de l’ascension économique d’une région du globe. Et parmi les résidents, minuscules fourmis de ce vaste conglomérat, NJ et les siens vaquent à leurs occupations primaires, à première vue insignifiantes, mais tellement représentatives pour cette nation. Le rapport d’échelle affiché est gargantuesque ; le réalisateur s’attarde sur l’infiniment petit, une salle de cours, la chambre d’un appartement, un bureau ou encore un modeste restaurant, autant d’endroits qui se démarquent par leur identité au milieu des gratte-ciels ou des autoroutes uniformes.

Le cinéaste connait trop bien l’Histoire de son pays, des souffrances éprouvées par les uns et par les autres et la croissance, rapide, inéluctable qui a transformé un lieu de refuge pour ceux qui ont fui en fleuron de l’économie mondiale. Néanmoins, beaucoup oublient un passé récent et se lancent dans une course effrénée au nom du pouvoir, du plaisir ou de l’argent. Et la famille de NJ se doit de choisir sans se voiler la face.
Demi-vérité
Si la matriarche incarne l’oméga, Yang Yang symbolise quant à lui l’alpha, le commencement et sa découverte du monde, avec la curiosité, l’acuité et l’innocence qui le caractérisent nous émeut et nous ramène par conséquent à une sorte de pureté originelle, affranchie des troubles qui nous assaillent. Son père est sans doute le seul à saisir la délicatesse de son approche et leurs rares discussions confinent à des réflexions métaphysiques à la fois simplissimes et brillantes. La plus éloquente désarçonne par sa lucidité concernant le regard, l’outil ultime du réalisateur et son rapport à la vérité.

Yang Yang conclut que puisque l’on ne perçoit pas ce qui se déroule dans notre dos, nous n’appréhendons que la moitié de ladite vérité. Et il passe du constat à la pratique, par des prises photographiques visant à démontrer sa théorie. Or le jeune garçon l’ignore, mais cette vision définit la face dissimulée d’une situation, trop belle pour être authentique et que l’on tolère, non par crédulité, mais par lâcheté.
Et le metteur en scène n’est jamais autant à l’aise que lorsqu’il décrit ces conflits intérieurs qui minent ses protagonistes, effrayés par l’attrait de la facilité ou par le choix de la raison. On cède à la tentation par amour, on regrette ou on nourrit de l’amertume, puis on rejette ce que l’on encensa jadis… pour mieux se réconcilier avec ceux et celles que l’on chérit, unique source d’un bonheur pérenne.
Puis, l’éloge funèbre final résonne et terrasse par sa candeur. Edward Yang énonce son discours clairvoyant, assène une leçon de cinéma d’une intensité folle et engendre le dernier chef-d’œuvre du vingtième siècle.
Film taiwanais d’Edward Yang avec Elaine Jin, Chen Xisheng, Issey Ogata. Durée 2h53. 2000. Reprise le 6 août 2025.
François Verstraete
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